Mon père avait une tête à arrêter les pendules. Je ne veux pas dire par là qu'il était laid...
Avec ce début, le ton est donné. Le roman est échevelé, mais très logiquement construit, malgré certaines apparences. Il s'y trouve beaucoup d'allusions littéraires, dont je crains d'avoir raté la majorité, pour cause de manque de culture en ce qui concerne la littérature britannique (notamment Shakespeare, j'ai honte de le dire !). Ceux qui connaissent devraient se régaler encore plus que moi. Parce que je me suis régalée : c'est un roman jubilatoire, loufoque, décalé.
Et quand je dis "décalé", c'est quand même le seul roman dont j'aie entendu parler qui soit une uchronie et qui comporte des paradoxes temporels, et dont l'auteur affirme qu'il n'appartient pas à la S-F ! A quoi appartient-il, alors ? Ma foi, je ne sais pas... On pourrait dire que c'est une satire de roman d'espionnage (un personnage peu sympathique se présente en ces termes Mon nom est Maird. Jack Maird, par ex.), ou de science-fiction (notamment de La patrouille du temps de Poul Anderson !) mais ce pourrait aussi être une réflexion tout-à-fait sérieuse sur les rapports entre fiction et réalité. Et d'autres choses.
Mais d'abord, c'est un plaisir à lire !
Pour vous résumer l'histoire : Thursday Next appartient à un service d'Opérations Spéciales qui vise à arrêter les gens qui "jouent" avec la littérature des autres (qui essaient de fourguer pour authentique leur remake perso de La Tempête, par exemple). Or, le manuscrit de Martin Chuzzlewit, de Dickens, est volé, dans des conditions apparemment impossible, et le service de notre héroïne est dans la panade, jusqu'au jour où un gradé d'un autre service vient lui dire que le voleur présumé est un certain Achéron Hadès, qui est doté de talents inquiétants, et qui fut le prof d'anglais de Thursday Next, ce pourquoi le gradé en question lui propose de travailler avec lui. Comme elle s'ennuie un peu dans son service pépère, surtout alors qu'elle a laissé une grande partie de sa vie à la guerre de Crimée (qui dure toujours, depuis 131 ans), elle va accepter, et à partir de là, les évènements vont se précipiter. En effet, alors qu'elle avait le dessous dans un affrontement avec Hadès, elle va être sauvée par un personnage appartenant à un roman célèbre, et dont les initiales sont EFR. Comme c'est son roman préféré, elle n'aura bien sûr de cesse de lui revaloir ce service. Et c'est bien pour tout le monde, car sinon la fin de Jane Eyre ne serait pas du tout celle que nous avons le bonheur de connaître...
Je profitai de mon temps libre pour [...] faire enregistrer Pickwick comme animal de compagnie plutôt que comme un dodo sauvage. Je l'emmenai à l'hôtel de ville où un inspecteur des services vétérinaires examina l'oiseau, jadis disparu, avec la plus grande attention. Pickwick le regardait d'un oeil torve : les animaux de compagnie n'aiment pas beaucoup les vétos.[...]
- Pas d'ailes ? s'enquit le fonctionnaire avec curiosité, contemplant la silhouette quelque peu insolite de Pickwick.
- C'est la version 1.2, expliquai-je. Une des premières. La séquence complète n'a été obtenue qu'à partir de 1.7.
Les barrières entre réalité et fiction sont plus minces que nous ne l'imaginons, un peu comme un lac gelé. Des centaines de personnes peuvent le traverser, mais un soir, ça dégèle à un endroit, et quelqu'un tombe dans le trou. Le lendemain matin, la couche de glace s'est déjà reformée.
...il ne pouvait pas nous rater. Mon coeur fit un bond, mais, curieusement, la première balle ralentit et se figea dans l'air, à une dizaine de centimètres de ma poitrine. C'était la salve initiale d'une procession mortelle qui ondulait paresseusement jusqu'à l'arme de Félix 8 dont le canon était maintenant un chrysanthème de feu pétrifié.[...] rien ne bougeait dans la pièce. Mon père, pour une fois, avait débarqué pile au bon moment.